Par Jonathan Durand Folco

La politique municipale au Québec n’est généralement pas considérée comme le lieu privilégié de la gauche et du municipalisme sur la scène internationale, considérant l’absence de tradition politique progressiste organisée à cette échelle. Néanmoins, les élections municipales du 7 novembre 2021 ont amené un vent de changement dans plusieurs grandes villes de cette importante province du Canada, comme Montréal, Longueuil, Laval, Sherbrooke et Québec.

 

Le Québec : entre mobilisation et dépolitisation

Précisons d’abord que le Québec n’est pas une simple succursale francophone du Canada, mais une société distincte ayant une riche histoire de luttes sociales et disposant d’institutions propres. Les mouvements syndicaux, féministes, indépendantistes, anticapitalistes créés dans le sillage de la Révolution tranquille des années 1960-1970 ont laissé place, depuis la dernière décennie, à des « nouveaux mouvements sociaux » étudiants, écologistes et antiracistes particulièrement combatifs. En effet, la grève étudiante de 2012 qui a donné lieu au « Printemps érable » (nom faisant un clin d’œil aux mobilisations du Printemps arabe) tout comme la marche pour le climat du 27 septembre 2019 qui a réuni plus de 500 000 personnes à Montréal, constituant la mobilisation la plus importante au monde, sont quelques signes d’une société civile particulièrement dynamique et mobilisée au niveau national.

Cependant, à l’échelle des municipalités, il est néanmoins à noter que les courants progressistes et écologistes n’étaient pas, ou très peu, représentés jusqu’à maintenant. L’absence de partis politiques municipaux dans la plupart des villes, de même qu’une approche essentiellement managériale et apolitique des enjeux locaux, ont largement dominé ce niveau de gouvernement depuis les dernières décennies. Contrairement à la plupart des pays européens, il n’existait pas de clivage gauche/droite au niveau municipal, la plupart des débats portant sur la gestion des services de base comme les routes, la collecte des ordures, le déneigement, etc. Ainsi, un conseiller municipal de Gatineau, Mike Duggan, s’est lui-même qualifié d’« asphaliste » pour qualifier sa vision de la municipalité qui, selon lui, devait se limiter aux compétences de base de l’administration locale, sans s’immiscer dans les affaires sociales, économiques ou environnementales.

 

Un vent de renouveau souffle sur le Québec

Heureusement, une nouvelle génération militante a décidé de se lancer à la conquête des conseils municipaux lors des dernières élections de 2021, menant à des victoires dans plusieurs villes et villages du Québec. Notons d’abord la réélection de Valérie Plante du parti Projet Montréal, qui a gagné la mairie avec une plateforme environnementaliste de centre gauche au sein de la principale métropole du Québec composée de plus deux millions d’habitants. Cette politicienne dans la quarantaine d’origine militante a ainsi battu pour la deuxième fois son rival Denis Coderre, un politicien de carrière proche du milieu des affaires, des promoteurs immobiliers et de l’industrie automobile. Bien que l’administration Plante n’ait pas la même visée de transformation sociale, ni des politiques aussi radicales que le mouvement municipaliste international, elle a tout de même mis en place des mesures progressistes en matière de transports collectifs, de pistes cyclables, de lutte contre le racisme et de logement social. Elle a opté pour une gestion pragmatique centrée sur l’urbanisme durable, le soutien aux initiatives locales, la mise en place de budgets participatifs et une approche plus progressiste que son rival néolibéral.

Alors que Valérie Plante était de 2017 à 2021 la seule politicienne d’une ville importante à miser sur un projet axé sur la transition écologique, l’inclusion et la démocratie participative, les élections municipales de 2021 ont été marquées par la victoire de nombreux jeunes et de nombreuses femmes dans cinq des plus grandes villes du Québec : Catherine Fournier (29 ans) a remporté la mairie de Longueuil, Evelyne Beaudin (33 ans) a gagné la ville de Sherbrooke, Stéphane Boyer est devenu le plus jeune maire de l’histoire de Laval (33 ans), et la militante de gauche radicale Jackie Smith (40 ans), porte-parole du parti Transition Québec, a été élue dans le bastion conservateur de la ville de Québec. On voit ici émerger un nouveau leadership de jeunes politiciens et politiciennes progressistes, en majorité féminines.

Il n’en demeure pas moins qu’à l’heure actuelle, la politique municipale reste en général un lieu peu propice à la diversité, à l’expérimentation démocratique et aux nouvelles idées. Les élus locaux sont en vaste majorité des hommes à la retraite jouissant d’une certaine sécurité financière. On constate aussi une grande apathie citoyenne marquée non seulement par 614 maires élus sans opposition sur 1104 municipalités, mais encore par un taux de participation électorale en chute libre (notamment à Montréal, avec 34,8% de taux de participation, alors qu’il était encore à 42,5% en 2017). Ce faible niveau de participation électorale a sans doute été aggravé par le fait que l’élection fédérale canadienne a eu lieu le 25 septembre 2021, au moment où la campagne municipale a débuté.

Malgré ces défis et obstacles au renouvellement de la politique municipale, le statu quo est de plus en plus ébranlé. Devant l’urgence climatique et suite à la pandémie mondiale de COVID-19, le modèle dominant de développement axé sur l’étalement urbain, l’automobile et l’économie capitaliste est davantage remis en question.

 

La Vague écologiste, un réseau municipaliste

En témoigne notamment l’arrivée de la Vague écologiste au municipal, une initiative d’inspiration municipaliste lancée au début de l’année 2021 pour créer un réseau visant à stimuler l’émergence de candidatures écologistes et progressistes aux quatre coins du Québec dans le cadre des élections du 7 novembre 2021. Sur plus de 150 candidatures ayant adhéré à la déclaration de principes de la Vague (axée sur l’écologie, la justice sociale et la démocratie participative), le réseau a réussi à faire élire plus de 80 personnes dans plus de 57 municipalités et 13 régions du Québec. Au total, on dénombre huit mairies conquises par la Vague écologiste, et ce sans compter tous les candidatures potentiellement écologistes qui n’ont pas encore rejoint le mouvement. À l’instar des élections municipales françaises de 2020 marquées par la percée des écologistes qui ont gagné les mairies de Grenoble, Lyon, Strasbourg, Bordeaux, Tours et Besançon, nous pouvons donc parler d’une « vague verte » au Québec, avec l’arrivée significative de nouvelles figures prenant au sérieux la crise climatique et aspirant à opérer des changements réels pour bâtir davantage de résilience à l’échelle locale.

Nous ne sommes pas ici en présence d’une vague de « gauche radicale» » ou d’un « mouvement municipaliste » au sens strict, à l’instar des « mairies du changement » d’Espagne ou de l’expérience communaliste de la région du Rojava, mais plutôt d’un nouveau leadership de centre gauche et écologiste à l’échelle municipale, lequel contraste avec le gouvernement nationaliste et conservateur du premier ministre de la province du Québec François Legault. À l’instar de plusieurs pays à travers le monde, les grandes villes semblent former un terreau favorable pour les forces progressistes, alors que le clivage entre les centres urbains et la périphérie favorise davantage la montée des populismes conservateurs à l’échelle nationale, alimentée par la propagande de peur contre « l’immigration de masse », la gauche « woke » ou encore l’islam.

 

Une fenêtre d’opportunité pour la transition sociale et écologique

Il est encore trop tôt pour savoir quels seront les impacts concrets de cette nouvelle génération d’élus locaux sur le plan de la transition écologique, du renforcement de la participation citoyenne et de la réduction des inégalités sociales. Cependant, il est à noter que plusieurs mouvements sociaux sont actuellement en train de s’organiser, que ce soit au travers d’initiatives comme Prenons la ville ! ou Démocratisons Montréal, ou encore la Vague écologiste au municipal, initiatives qui pourraient changer de forme au cours de l’année 2022 et se coaliser en plateforme de soutien aux forces citoyennes et progressistes locales. Ce réseau pourrait s’inspirer de la coopérative de solidarité Fréquence Commune, laquelle fut créée suite à la victoire de dizaines de « mairies participatives » lors des élections françaises de 2020, dans l’objectif de mettre en place le municipalisme par la création d’assemblées citoyennes.

En résumé, les élections municipales québécoises de novembre 2021 représente une belle percée des forces écologistes et de gauche, témoignant d’une plus large diffusion des idées municipalistes (sous une version réformiste), et surtout du besoin de mettre en place la transition sociale et écologique le plus rapidement possible à l’échelle locale. Le Québec étant au carrefour de l’Amérique du Nord et de l’Europe sur le plan social et culturel, la création de solidarités transnationales avec d’autres initiatives municipalistes dans ces deux continents permettrait sans doute d’alimenter les échanges entre groupes militants, en appuyant une nouvelle génération d’élu.e.s enthousiastes et optimistes qui seront maintenant confrontés à l’épreuve du pouvoir politique. À cette étape-ci, les mouvements sociaux auront besoin de s’organiser afin de maintenir la pression sur les institutions et réclamer les « réformes radicales » nécessaires pour affronter les grands défis du XXIe siècle. Avec cette « vague écologiste », une fenêtre d’opportunités s’ouvre. Il s’agit de ne pas la laisser se refermer.

Jonathan Durand Folco, professeur adjoint à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul (Ottawa, Canada), co-fondateur de la Vague écologiste au municipal.

Photo par Denis Hébert.